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de la beauté vivante

03.02.2025

8 minutes

Activer la pensée
de la beauté vivante

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Activer la pensée
de la beauté vivante

  • De la Beauté
  • Emotion Care
  • Innovation sensible
  • Le beau et le bon
  • Peau & Sensibilités
  • D’un côté l’Oréal dit créer « la beauté qui fait avancer le monde ». De l’autre Jean Noël Thorel, fondateur du groupe Naos, dans le « pari de la liberté » , dit : « pour moi, la beauté n’appartient pas aux fabricants ni aux publicitaires, on ne fabrique pas la beauté ! ». Une ligne de partage. Ici j’entends bruire un questionnement éthique un peu différent. Ici s’annonce une vision possiblement alternative. Comme un peu d’air frais, non ? Tiens. Mais j’ai une question : quelle est la dernière fois que vous avez interrogé le concept de beauté ?

    En réalité, c’est moins une question qu’une hypothèse. Voire une série d’hypothèses. 1. La beauté serait un impensé de la cosmétique. L’industrie de la beauté ne penserait pas son objet focal, soit la beauté elle-même. 2. L’industrie serait au contraire « agit » par une certaine idée de la beauté qu’elle tient pour une évidence. 3. Là se trouverait la raison de mêmes qui épuisent non seulement l’imaginaire de la beauté, mais également les dynamiques d’innovation. 4. Et surtout, mais au fond je ne suis pas certain que cela en préoccupe beaucoup, en dépit des discours sur la diversité, là se trouverait la raison d’une vision totalisante de l’industrie.

    Pour celles et ceux qui ressentent cette envie d’air frais, que la question du sens travaille, que les discours triomphants sur le futur de la beauté fatiguent, je propose d’aller y regarder de plus près. D’activer une pensée de la beauté. Pour cela, trois choses. 1. Une conférence. Le 19 juin prochain. La deuxième édition de Peau & Sensibilités. Pour se rencontrer et croiser les savoirs et les pensées. 2. Une série d’articles pour, d’ici là, nourrir la réflexion et préparer les conversations. 3. Peut-être un atelier d’écriture pour faire surgir de nouvelles idées du fait même d’écrire. Ça, je vous en dis plus prochainement.

    Premier article donc. Débusquer l’algorithme qui produit ces « mêmes » de l’industrie sur la beauté avant même l’activation de l’IA. Une façon de mettre le doigt sur ce qui se donne à voir comme une évidence et pourtant ne va pas de soi.

    La beauté, un impensé de l’industrie

    Donc première hypothèse, l’industrie ne pense pas la beauté! Ça paraît fou, mais allez regarder les visions de marque, analysez leurs discours. Vous ne trouverez pas grand-chose sur la beauté. Le concept peut orienter une mission :  « Explorer la beauté de demain »,  « Créer la beauté qui fait avancer le monde ». Vous trouverez des indices sur une certaine idée de l’éthique : « la clean beauty », « la beauté responsable », « la beauté inclusive ». Mais pas grand-chose sur la beauté elle-même, sur ce que seraient ses qualités ou la nature de son expérience, la façon dont elle advient, ce qu’on peut en attendre. Je veux dire pas grand-chose qui aurait la beauté comme objet premier. En revanche, il y a bien une pensée de l’industrie sur la beauté. Mais une pensée impensée. Un algorithme sous-jacent, programmatique. Et, pour le saisir, il suffit de regarder ce que les marques font ou écrivent.

    La tentation de l’idéal

    Commençons par l’imaginaire. Les images produites par l’industrie. La récurrence des visages de femmes. Il y aurait un travail à faire là-dessus. Mais regardons. Que fait une marque lorsqu’elle montre un visage pour parler d’un soin de la peau ? Elle opère un transfert. Elle dit l: ’efficacité du soin produit non seulement la beauté de la peau, mais aussi la beauté (du visage). De quels visages s’agit-il ? Ceux de stars, des étoiles donc, qui sont présentées comme des égéries – Egeria était une nymphe ! Un visage entre le divin idéal et le divin incarné (c’est amusant ce tropisme aspirationnel pagano-religieux pour des marques qui se revendiquent de la science, non ?). La marque opère ainsi un glissement de la beauté sensible, celle de la peau, vers une beauté abstraite. Ce travail est proprement celui de la valorisation. On opère un transfert de valeur.  « Les beaux visages de femmes ont la valeur, la splendeur fermée des abstractions. Ils représentent naturellement les Idées, les déesses du langage » écrivait Paul Valéry. En philosophie, cela renvoie en droite ligne à Platon, au monde des Idées, à l’adéquation du beau avec le bon et le vrai. C’est très puissant ça. C’est puissant parce que ça aligne la beauté, la science (le vrai) et la santé, voire le bien-être (le bon). C’est puissant parce que de l’activation de cet alignement s’infère une idée de performance, de puissance d’action. C’est parfait pour l’industrie. Mais cette vision transcendantale de la beauté, attachant la réalisation de la beauté à une tension vers une essence, est très largement interrogée par la pensée moderne et contemporaine qui institue non pas la beauté comme réalité objective mais comme phénomène d’une expérience éminemment subjective. Qui ouvre droit bien davantage à l’étrange qu’à la perfection.  « Ne cours pas après une vaine perfection. Il est certains défauts pour le vulgaire qui donnent souvent la vie. » écrit Delacroix dans son journal. Et de citer le philosophe Francis Bacon: « Il n’y a pas de beauté exquise sans quelque étrangeté dans les proportions ». Quelque chose dans la survenue de la beauté échappe au programme. Il faudrait regarder de plus près ce qui se produit exactement quand on fait l’expérience de la beauté. S’interroger sur ce qui diffère entre ce qu’on trouve beau immédiatement (quel beau film !) et ce qu’on trouve beau après coup (l’impressionnisme ? David Lynch ? la femme ou l’homme que l’on aime?).   À partir de là, on commence à percevoir que quand une marque dit [principe actif révolutionnaire + texture ultra-sensorielle = beauté sublimée] elle dit en réalité : je propose d’atteindre la beauté par la vérité révélée. Ça laisse peu de chance au hasard du vivant, à l’improvisation.

    Le piège de l’universel

    J’affirme que l’industrie ne dit pas grand-chose sur la beauté. Ce n’est pas tout à vrai. Quand L’Oréal Groupe, « leader mondial de la beauté » fait une collab avec le Musée du Louvre, « le plus grand musée du monde », et imagine le parcours « de toutes beautés », le groupe produit bien un discours dont la beauté est l’objet. Mais s’agit-il effectivement comme le groupe l’annonce, d’explorer la façon dont la beauté parle de notre humanité dans son infinie diversité ? Ce qui viendrait contredire notre algorithme platonicien exposé juste avant. Le Musée dit : « Les collections du Louvre invitent au voyage. On y côtoie les formes de beautés les plus diverses, abolissant toutes les hiérarchies : au Louvre, une petite chaise égyptienne, objet du quotidien, est tout autant chef-d’œuvre qu’une célèbre icône de la Renaissance italienne ». Ah ! Mais il est loin d’être certain que la beauté ait été l’affaire première de l’artisan qui a produit la chaise égyptienne. Ni même que ce que nous plaçons dans le mot beauté ait eu quelque existence en Égypte antique. Le discours projette en réalité le système des Beaux-Arts sur les productions du monde. Les Beaux-Arts, cette notion qui s’invente au XVIIIe siècle, à la naissance du musée, justement. Un moment unique où la peinture s’affranchit du religieux pour revendiquer une forme d’autonomie dont la beauté serait la grande affaire. S’affranchit du religieux ou faisant de la beauté sa nouvelle religion dont le musée serait le temple ? En allant réactiver précisément les classiques antiques. C’est là la grande opération de l’universel des Lumières. Elle dissout l’altérité dans la diversité réconciliée dans une même transcendance ! De ce point de vue la diversité des beautés muséales n’est rien d’autre que le produit de notre algorithme. Aucune contradiction à cet endroit. Mais rien qui bouge non plus. La beauté platonicienne est semblable à l’amour platonicien. Ça n’engage jamais le corps. Ça n’aime pas le vivant qui déborde le programme. Ça réduit la beauté de l’individu au degré de performance de ses cellules.

    Est-ce que le vernis craque un peu ? Est-ce que doucement se font entendre la curiosité d’autres voix, et donc voies possibles ? Alors suivez-nous. Nous avons bel et bien l’intention de suggérer à Ève de croquer la pomme et descendre nous retrouver ici bas où la beauté est autrement plus indocile qu’au Paradis ! (A Suivre…)